Quand je regarde
ma fille, je pense à Elle. Je pense à la Morte.
Je
pense à tous ces mots, toutes ces questions, dont les échos lointains ne
trouveront jamais de réponse.
Tous
ces mots qui sont eux-mêmes morts avant que je ne les prononce.
J’aurais
juste voulu demander : me ressemble-t-elle bébé ? Riais-je de la même
façon ? Comment faisais-tu, maman, pour me consoler quand je
pleurais ? Quelles chansons fredonnais-tu ? Quelles histoires
pouvais-tu bien narrer à la tombée de la nuit ? Est-ce que je fais comme
toi ? Est-ce que je fais tout bien ?
Je
la regarde et j’entends le vide, retentissant. Je la regarde, droite, immobile,
et mes larmes coulent sur mes joues. A quels jeux jouions-nous avant que je ne
parle ? Mes premiers souvenirs ne remontent pas si loin… Je me rappelle à
peine quand tu m’habillais avant de m’amener à l’école maternelle. Je me
souviens que c’était dur de se lever si tôt, et que j’éprouvais une peur mêlée
d’excitation car dans la cour un dragon sommeillait, caché au fond d’un puits
condamné. Mais te l’ai-je dit, maman ? T’ai-je seulement parlé du dragon
ou l’ai-je gardé pour moi et mes petits camarades ? Nous partions en
expédition pour traquer la bête mais elle était trop rusée pour se laisser surprendre.
Je n’ai jamais vu le monstre mais j’y pense encore aujourd’hui.
Je
me remémore aussi le lever du soleil par la fenêtre de ma chambre d’enfant.
T’avais-je dit que l’aube et le crépuscule étaient mes moments préférés de la
journée ? Parce que le ciel prend des teintes rosées, orangées, des
couleurs chaleureuses qui remplissaient ma tête d’étoiles éblouissantes et que
cette douce sensation me saisissait toujours au cœur, adolescente ? Le
bleu du ciel dans le jour est trop franc, trop dur, trop uniforme, il m’a
toujours écrasée.
On
jouait sur ton dos, avec des petites voitures, on comptait tes grains de
beauté, j’en avais trouvé trois, tout petits, et les avais nommés le Triangle
des Bermudes. Tu me parlais du Cid de Corneille mais ne sachant pas l’écrire,
j’ai entendu Cyde… et c’est devenu mon ami imaginaire. Je lui parlais tous les
jours, j’imaginais des contes merveilleux où nous découvrions l’Atlantide, lui
et moi. On allait à Alès en voiture, le nom de cette ville me paraissait
aérien, très proche des Ailes, je pensais qu’on ne l’atteignait jamais
vraiment. Je me tenais à l’accoudoir de la portière pour regarder le paysage
défiler, j’adorais les arbres et leurs tons changeants, de saison en saison. La
musique de ton idole résonnait dans l’habitacle, et j’étais bien, j’étais chez
moi.
Je
la regarde et je pleure, autant de joie que de tristesse. Tous ces mots qui
n’ont plus de sens, je les ravale, je les garde pour moi. Parfois, je crée un
dialogue, au fond de mon esprit, et tu me réponds, tu me conseilles. Je rêve de
toi aussi, souvent. Mais cela me fait plus de mal que de bien. Je recherche ton
regard, ta pensée, ton approbation, dans les traits de tes sœurs, mais ce n’est
pas pareil. Il y a un moment où il faut renoncer et perdre. Tout ce qu’on
aurait dû partager me hante…
J’ai
quelques regrets dans ma vie, mais celui-là est le plus vif, le plus cru, le
plus mordant. J’aurais voulu que tu la connaisses.
Et
ce cerveau qui tourne en rond, dans cette idée folle qui se mord la queue,
véritable serpent d’ouroboros… Ces mots qui meurent et qui me tuent au passage.
Ces
mots aussi vains et futiles que des oiseaux sans plumes.
Je
la regarde et je me tais.
[Extrait de la Tétralogie de l’Ange.]
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