jeudi 6 septembre 2018

Je la regarde...


Quand je regarde ma fille, je pense à Elle. Je pense à la Morte.

Je pense à tous ces mots, toutes ces questions, dont les échos lointains ne trouveront jamais de réponse.

Tous ces mots qui sont eux-mêmes morts avant que je ne les prononce.

J’aurais juste voulu demander : me ressemble-t-elle bébé ? Riais-je de la même façon ? Comment faisais-tu, maman, pour me consoler quand je pleurais ? Quelles chansons fredonnais-tu ? Quelles histoires pouvais-tu bien narrer à la tombée de la nuit ? Est-ce que je fais comme toi ? Est-ce que je fais tout bien ?

Je la regarde et j’entends le vide, retentissant. Je la regarde, droite, immobile, et mes larmes coulent sur mes joues. A quels jeux jouions-nous avant que je ne parle ? Mes premiers souvenirs ne remontent pas si loin… Je me rappelle à peine quand tu m’habillais avant de m’amener à l’école maternelle. Je me souviens que c’était dur de se lever si tôt, et que j’éprouvais une peur mêlée d’excitation car dans la cour un dragon sommeillait, caché au fond d’un puits condamné. Mais te l’ai-je dit, maman ? T’ai-je seulement parlé du dragon ou l’ai-je gardé pour moi et mes petits camarades ? Nous partions en expédition pour traquer la bête mais elle était trop rusée pour se laisser surprendre. Je n’ai jamais vu le monstre mais j’y pense encore aujourd’hui.

Je me remémore aussi le lever du soleil par la fenêtre de ma chambre d’enfant. T’avais-je dit que l’aube et le crépuscule étaient mes moments préférés de la journée ? Parce que le ciel prend des teintes rosées, orangées, des couleurs chaleureuses qui remplissaient ma tête d’étoiles éblouissantes et que cette douce sensation me saisissait toujours au cœur, adolescente ? Le bleu du ciel dans le jour est trop franc, trop dur, trop uniforme, il m’a toujours écrasée.

On jouait sur ton dos, avec des petites voitures, on comptait tes grains de beauté, j’en avais trouvé trois, tout petits, et les avais nommés le Triangle des Bermudes. Tu me parlais du Cid de Corneille mais ne sachant pas l’écrire, j’ai entendu Cyde… et c’est devenu mon ami imaginaire. Je lui parlais tous les jours, j’imaginais des contes merveilleux où nous découvrions l’Atlantide, lui et moi. On allait à Alès en voiture, le nom de cette ville me paraissait aérien, très proche des Ailes, je pensais qu’on ne l’atteignait jamais vraiment. Je me tenais à l’accoudoir de la portière pour regarder le paysage défiler, j’adorais les arbres et leurs tons changeants, de saison en saison. La musique de ton idole résonnait dans l’habitacle, et j’étais bien, j’étais chez moi.

Je la regarde et je pleure, autant de joie que de tristesse. Tous ces mots qui n’ont plus de sens, je les ravale, je les garde pour moi. Parfois, je crée un dialogue, au fond de mon esprit, et tu me réponds, tu me conseilles. Je rêve de toi aussi, souvent. Mais cela me fait plus de mal que de bien. Je recherche ton regard, ta pensée, ton approbation, dans les traits de tes sœurs, mais ce n’est pas pareil. Il y a un moment où il faut renoncer et perdre. Tout ce qu’on aurait dû partager me hante…

J’ai quelques regrets dans ma vie, mais celui-là est le plus vif, le plus cru, le plus mordant. J’aurais voulu que tu la connaisses.

Et ce cerveau qui tourne en rond, dans cette idée folle qui se mord la queue, véritable serpent d’ouroboros… Ces mots qui meurent et qui me tuent au passage.

Ces mots aussi vains et futiles que des oiseaux sans plumes.

Je la regarde et je me tais.

[Extrait de la Tétralogie de l’Ange.]

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